Mise en contexte
Il m'est venu à l'esprit d’effectuer une appréciation du texte percutant de Michel-Rolph Trouillot : « Les racines
historiques de l’État duvaliérien » (1986). En mai 2022, je me suis plongé
dans cette aventure heuristique, malgré que cette discussion avec l'auteur ne
fût pas facile. Un texte qui, faut bien l’avouer, ne nous laisse pas
indifférent. Eu égard à cette discussion, c’est bien plus qu’une quête de
savoir à embrasser, dès lors : c’est une vraie plongée dans une partie sombre,
combien importante de notre histoire politique.
En Ayiti, quand on parle de Duvalier, on
entre direct dans un terrain glissant. Tout le monde a son mot à dire : les uns
crient au génie politique, d’autres dénoncent un règne de terreur. Bref, les
opinions sont tranchées. Et c’est là que Trouillot débarque avec son style
clair, sa rigueur et ses arguments qui font mouche. Il ne se contente pas de
raconter, il déconstruit, il analyse, il fouille les entrailles du passé pour
mieux comprendre le présent.
Et moi, dans cette aventure heuristique,
je ne suis pas juste là pour faire du fridòdòy.
Non, je veux mettre mon grain de sel, mon sens critique, tout en restant
honnête avec le respectueux texte de l’auteur. C’est pourquoi je me suis cassé
la tête à lire, relire, décortiquer ses idées pour ensuite les passer au crible
de ma propre compréhension, dans la logique d'apprendre pour comprendre.
Ce travail, je le vois donc comme une
discussion entre moi et l’auteur. Un face-à-face heuristique. Eu égard à cela,
je présente d’abord les idées fortes de Trouillot, les bases historiques qu’il
identifie comme ayant permis l’émergence de l’État duvaliérien. Ensuite, je
mets le doigt sur les points où, franchement, je ne suis pas convaincu à fond.
Car même si l’auteur est brillant, faut pas non plus avoir la peur aux yeux
jusqu'à leur fermer à l'appréciation.
Dans un pays comme Haïti, où le poids de
l’histoire pèse encore lourdement sur les épaules du présent troublant de la
violence armée, il est impossible de parler de l’État sans évoquer l’empreinte
indélébile laissée par le régime duvaliérien. Or, comprendre ce régime ne
consiste pas uniquement à raconter ses faits et gestes, mais surtout à
questionner les conditions qui ont rendu sa montée possible. C’est justement ce
à quoi s’attelle Michel-Rolph Trouillot dans son texte « Les racines historiques de l’État duvaliérien » (1986), où il tente de démonter pièce par pièce
l’engrenage ayant permis l’émergence et la consolidation de ce pouvoir
autoritaire.
Le problème qui se pose alors est que
l'on pourrait se demander pertinemment, dans quelle mesure l’État duvaliérien
est-il l’héritier d’une structure historique préexistante plutôt qu’un simple
accident politique ? Dit autrement, est-ce que le duvaliérisme est né d’un
contexte historique profond et enraciné, tout au moins, s’agit-il d’une réponse
personnelle minée par l'audace du déssalinisme affreux et opportuniste de
Duvalier face aux crises de son temps ?
D'où l’enjeu de cette réflexion dépasse
le simple cas de Duvalier. Ce faisant, il s’agit de comprendre les failles de
nos pratiques politiques et les mécanismes qui rendent possible la résurgence
de régimes autoritaires en Haïti. Car si l’on ne comprend pas les racines, on
risque de revivre les fruits pourris de notre passé (d'où la dégringolade de la
criminalité des gangs armés en Haïti depuis plus de trois ans, après
l'assassinat d'un président en fonction, juillet 2021).
Je pars de l'hypothèse, assortie d'une
logique compréhensive, que le régime duvaliérien, loin d’être une rupture
radicale, serait plutôt l’expression aggravée de tendances déjà bien ancrées
dans l’histoire de l’État ayitien — notamment une tradition autoritaire de ses
devanciers ou prédécesseurs, comne Jacques 1er, Henri 1er, Faustin 1er, un
clivage profond entre élites et masses, et un usage stratégique du discours
nationaliste, populisme de ses ambitions personnelles.
A côté de cela, c’est à partir de cette
lecture que je structure ce travail en deux temps : d’abord en exposant les
idées principales développées par Trouillot sur les origines de ce régime,
ensuite en examinant de manière critique certaines limites ou complaisances
dans la façon dont ce régime est parfois justifié ou glorifié.
Présentation
Le choix de ce texte est d’une
implication directe de la résultante de ma curiosité intuitive lors d'un cours
de sociologie dispersé par le professeur Alain Jean à la Faculté des Sciences Humaines de l'Université d'État
d'Haïti (FASCH/UEH) en novembre 2021. Malgré mon ambition vis-à-vis de
celui-ci, elle génère en moi bien d’éléments de controverses majeures. En ce sens qu’il me permet de cerner certains
paramètres de nuances sur ce qu’est réellement le régime de Duvalier ;
dans la mesure où il m’invite à rechercher les causes et à questionner les
faits pouvant engluer ce régime affable dans une certaine mesure. Ad introitum, quitte à faire remarquer
le conseil de Virgile semble arriver aux oreilles sensibles de l’auteur,
« heureux celui qui cherche les causes des problèmes ». En tout cas !
Bien que ce soit un texte très volumineux, dense et flexible. Mais le lire et
le relire m'a permis de synthétiser les files d’idées de l’auteur et en
reproduire les miennes.
Eu égard à cela, j'ai parcouru les 8
chapitres du livre et y extrait les ustensiles, qui paraîtraient, à mon avis,
fondamentaux à retenir. En revanche, il arrive que, sur certains points, je ne
gobe pas comme une pilule certaines parties des idées de l’auteur comme avaler
sans mâcher les dogmes de l’évangile christianisée. Dans la mesure où, plus
généralement, certaines de ses approches méritent bien qu’on les passe sous
l’œil conducteur d’un feu brûlant. Bref, celles-ci suscitent bien de débats. Et,
sans doute, de forts débats! Ce qui
demanderait de produire tout un paquebot, un amas d’approches sur les diverses
considérations auxquelles fait l’auteur de la question. Mais, je vais tout
droit vers le but; c'est-à-dire, apprécier le texte avec plus de concision et
de précision.
Voilà pourquoi, pour répondre aux
critères de la probité heuristique, je recours à d’autres auteurs ayant traité
cette thématique. En conséquence, tout au long du corpus du texte, nous
donnerons des références (auteur-date de publication avec page consultée pour
les citations) ; la dernière partie de mon appréciation du texte de Michel
Rolph Trouillot, est consacrée à une bibliographie sélective.
Introduction
Personne ne saurait, à bon droit,
contester l’idée selon laquelle le régime des Duvalier ne relève guère d’un
simple concours de circonstances. Et l’on n’aurait pas tort de le penser ainsi.
Car l’histoire d’Haïti semble s’être construite sur des fondations marquées par
une dégénérescence cyclique, allant de crise en crise. À chaque gouvernement,
une crise surgit, sous diverses formes. À chaque prise de pouvoir, une
instabilité chronique s’installe. Malgré maintes promesses de redressement, les
aveux d’échec abondent. On n’en doute plus. Il devenait impératif de poser
clairement ce problème et de revisiter l’histoire d’Haïti (Cf. Fouchard, 1972)
avec un regard plus verticalisé, c’est-à-dire plus structurant, plus en
profondeur, comme une quête folle de refonder Haïti (Buteau et all., 2010).
Le plus affligeant reste que, si
l’année 1803 fut marquée par l’éclatante victoire de l’armée indigène face aux
troupes napoléoniennes, la période qui suivit – de l’indépendance en 1804
jusqu’au renversement de Boyer en 1843 – fut ponctuée de désillusions, de
déchirements internes et de déceptions politiques. De surcroît, entre 1843 et
1915, l’État Haïtien connut une succession de régimes instables, avant de subir
une occupation militaire étrangère de 1915 à 1934 (1947), dont les séquelles
politiques, économiques, sociales et culturelles continuent d’entraver notre
trajectoire nationale. Le retrait de forces d’occupation n’a pas marqué, hélas,
un tournant vers la stabilité. Les décennies postérieures n’ont fait
qu'approfondir le gouffre.
En revanche, comprendre l’État Haïtien
implique donc d’en saisir les formes successives et la typologie de l’exercice
de pouvoir. Ce faisant, il est indispensable de convoquer l’histoire, de
remonter aux fondements mêmes de l’appareil étatique afin d’éclairer ses
dysfonctionnements actuels. Le drame haïtien exige cette appropriation critique
du passé, tel un jargon de Haïti délibérée (Jean, 2011). Il convient, ad substratum, de questionner les
assises historiques de l’État afin d’évaluer, avec justesse, l’incapacité
persistante de notre élite politique à inscrire le pays dans un horizon de
stabilité et de progrès. Il serait illusoire, de ma part, au gré de la mémoire,
de réduire mon analyse à des critères de spontanéité ou à une lecture
événementielle (Gilot, 2011).
Il importe de prendre en compte tant les
facteurs endogènes que les dynamiques exogènes. Car s’il est vrai que certains
croient – ou feignent de croire – que le régime de Duvalier avait été instauré
pour défendre les droits du paysannat haïtien, longtemps marginalisé et méprisé
par une classe dominante élitiste, il faut se souvenir des actions des barbares
imaginaires (Hurbon, 1987). Eu égard à cela, cette implantation du régime
duvaliérien relevait-elle réellement d’un enchaînement inévitable des turbulences
politiques antérieures, ou le cas échéant, n’était-elle qu’une habile manœuvre
de captation du pouvoir à des fins autoritaires ? Dit autrement, était-ce là
une tentative sincère de reconfigurer notre histoire dans une perspective plus
inclusive ? Ou tout simplement, c'est l’application d’une doctrine nationaliste
dans le sens du professeur Luné Roc Pierre Louis,
à la recherche d’une identité noire, tels que les tenants du Duvaliérisme font
l'assomption dans les écrits et les postures idéologiques du régime (Cf. Pierre
Louis, 2018).
Quitte à souligner en vue d’éclairer les
enjeux contradictoires de mon approche, je m’attacherai d’abord à mettre en
lumière, pas le sens de l’Aufchlerüng,
les causes profondes de l’incapacité historique des régimes ayant précédé
Duvalier, incapacité qui a pavé la voie à l’édification de son pouvoir (Cf.
Antony, 2007). Dans un second temps, je m’interrogerai sur les limites de
l’éloge que certains auteurs ou ou
tenants heuristiques majeures continuent de faire de ce régime, en
soulignant que « celui-ci n’était en rien une fatalité historique ni le seul
recours possible pour instaurer l’ordre social ou une gouvernance viable en
Haïti ». Les racines du mal, à mon sens, comme une énigme haïtienne s’enfoncent
bien plus profondément dans le tissu historique, social et symbolique de l’État
haïtien (Pierre Étienne, 2007). Tel est, in
fine, le point de réserve que je marque vis-à-vis de la double thèse de
Michel-Rolph Trouillot.
- Condensée des idées de l’auteur
1.1. L’État Haïtien en question, une
lecture diachronique des causes profondes de l’incapacité historique
Le texte de Trouillot se révèle
tremblotant, grouillant, ouvert à la critique empirique, si l’on admet le
double jeu des faits historiques dont il fait assomption. En contrepartie,
avant tout jugement de tournures péremptoires, il convient de s’attarder sur la
problématique des causes, bien avant toute analyse factuelle. Cette reproche,
du reste, ne saurait lui être adressée. En revanche, il échafaude sa thèse
selon une emphase résolument diachronique : «
[…] nous n’aurions qu’à espérer qu’un homme, une famille, une clique se
présentent avec des qualités, la bonne volonté nécessaire pour nous faire le
moindre mal […], ou de nous voir imposer des gouvernements, (par tous les
moyens, c’est moi qui l’ajoute) voleurs tout au long de notre histoire de peuple,
ou bien il faut chercher les causes plus profondes à l’incapacité historique de
l’État Haïtien » (1) ; et que «
l’État n’est pas une variable indépendante » (2).
Le nœud du problème haïtien réside, id est, dans la qualité de ses
gouvernements. Ce faisant, comprendre pourquoi la société haïtienne persiste à
produire de telles configurations gouvernementales devient alors un impératif
de premier ordre. En cela, l’argument, lourd et solidement étayé, s’impose de
lui-même, tant il est vrai, selon Trouillot, qu’aucun gouvernement Haïtien
avant 1957 n’a véritablement servi les intérêts de la Nation. À ce titre, les
régimes de Duvalier se démarquent, dans leur logique propre, bien qu’ils
partagent certains traits communs avec leurs prédécesseurs.
Par ailleurs, le paysannat haïtien — et
l’on adoptera ici l’analyse de Mats
Lundahl, citée par Trouillot (p. 20) — a
été l’objet d’une exploitation systématique, tant sur le plan fiscal que sur
d’autres formes plus insidieuses. En contrepartie, l’État, dans ce contexte,
continue d’être traité comme une variable indépendante, alors même qu’il est
tout sauf autonome des dynamiques sociales et économiques qui le fondent et
dans les rapports diplomatiques développés avec l'Occident.
Toute attente lucide se verrait déçue,
voire trahie. Car, plus les choses changent, plus elles demeurent
fondamentalement identiques. Les formes de production de pouvoir, instaurées
depuis Pétion jusqu’à Geffrard, n’étaient en vérité qu’un panier de fruits
avariés et pourris : un prolongement d’un ordre inégalitaire qui pond sans
cesse des oeufs couvés de l'inégalité flagrante. L’administration Salomon
(1879–1888) n’avait point échappé à cette malédiction : elle enfanta les mêmes
démons et les mêmes mangeaisons — crises multiformes, instabilité chronique,
rapports diplomatiques mi-haut mi-bas avec l'Occident. De surcroît,
l’effraction de l’Occupation américaine (1915-1943-47) ne fit que enfoncer
davantage le clou : les bottes de l’armée étrangère pesaient sur la nuque du
paysan haïtien, tandis que les citadins regardaient ailleurs.
Plus tard, la fin de règne de Paul Eugène
Magloire fut l’avant-goût du fracas à venir. La crise s’accentue : effondrement
du prix du café sur le marché international, désenchantement généralisé. En
1956, l’opinion publique voyait en le principal adversaire de François Duvalier
la probable résurgence du mulatrisme au pouvoir. Or, dès lors, dans
l’imaginaire politique, qui dit mulâtre,
dit òm savé, dit raciste. D’où la mobilisation : n
ap kole zepòl jusqu’à la prise du pouvoir, intellectuels sans souliers ; on
posera les problèmes après. Tel était le cri d’une politique au rabais,
sans ancrage idéologique, sans parti, mais avec parti pris pour son parti, à
tout prix.
L’avenir, alors, s’annonçait obscur, pétri
dans son propre obscurantisme, comme c’est encore le cas aujourd’hui. On
entrait de plain-pied dans l’ère d’une analyse schématique des problèmes de
classes à travers l’histoire d’Haïti. Ce faisant, cette propension persistante
des élites à se désolidariser des masses populaires, se profile davantage.
L’enseignement du dessalinisme, que Duvalier invoquait à l’envi, résonne ici
avec force en ces termes « toute
révolution, si elle veut être profonde et durable, doit avoir pour objectif la
rédemption des masses » (Duvalier, 1966).
1.2. Faiblesse réservée des idées pro-Duvalier
Il
faut changer la donne, à tout prix. Tel est le vœu d’un général en colère
(Soukar, 1987). Dans Le prix du
Jean-Claudisme, deux éminents auteurs contemporains Haïtiens (Lyonel
Trouillot et Pierre Buteau) ont livré une analyse que l’on pourrait qualifier
de soukarienne, en ce sens que les
problèmes d’ordre structurel et économique n’ont fait que s’aggraver ; c’était
le massacre des castes, partout, sans distinction (Trouillot & Buteau,
2013). L’on comprend dès lors qu’il s’agissait du prix du sang et de désordres
légitimés depuis les hautes sphères de l’État ; un véritable scénario de la
peur généralisée, de tous contre tous (Diederich, 2016).
Eu égard à cette discussion, c’était donc
la mise en œuvre concrète des Œuvres
complètes : Éléments d’une doctrine
de François Duvalier (Duvalier, 1966) ; habiter Haïti, c’était désormais
habiter L’Île de la peur (Diederich,
2015). Les origines historiques de l’État duvaliérien allaient bien au-delà de
la simple émergence d’un régime : elles étaient ancrées dans le comportement de
nos élites, depuis 1806 jusqu’aux portes du duvaliérisme, un comportement
d’essence structurelle, profondément marqué par l’héritage colonial — un passé
dont la mémoire, encore aujourd’hui, n’a jamais été véritablement exorcisée.
Comme le martelait si souvent François Duvalier (dit Papa Doc), la racine du
problème était d’abord un problème de classe. Or, en posant ce diagnostic dans
son projet politique, il ne parvint jamais à le résoudre — ou, pis, l’aborda si
maladroitement qu’il laissa le pays, à l’expiration de son mandat, au bord de
l’abîme. Aujourd’hui encore, il gît et pisse au fond du gouffre. Car toute
tyrannie ne fait que convoquer la peur et semer la crainte ou engendrer le déni
des normes, peint l’arnachie.
Su tant est que cela, ce soit,
peut-être, à la lumière de ces constats — oserais-je croire avec Trouillot —
que François Duvalier puisa l’inspiration pour implanter son État. Ainsi,
trahissant les idées du Dr Rony Gilot, répondit-il aux conditions historiques
d’un besoin pressant : celui de créer un État-nation
(Gilot, 2011), et non, en ouvrant la correspondance dont fait assomption Carlo
A. Desinor, d’errer dans les servitudes de la morale bourgeoise ou les
compromissions de la bassesse politicienne (Desinor, 1987). Un fait marquant, à
forte incidence sur l’avenir du pays, a fait savoir Généviève D. Auguste sur la
table de notre discussion, demeure son discours d’investiture du 22 octobre
1957 « Mon gouvernement d’unité nationale
sera un gouvernement de pondération qui viendra réconcilier la nation avec
elle-même », déclarait-il solennellement (Généviève et all., 2018, p. 164).
En revanche, les premières mesures qu’il adopta furent révélatrices : il ploya
l’Armée d’Haïti et la rangea dans sa poche, avant d’imposer au Parlement sa
soumission sans condition. Le 2 mai 1958, il suspendit les droits et libertés
constitutionnels (Généviève & all., op.
cit., p. 168). C'est ce que, le cas
échéant, le professeur Luné Roc Pierre Louis appelle le bonapartisme et se
trahit en ces termes comme xylolalie ou les formes pathologiques ou les avatars
de la procédure de la souveraineté relaté aussi avec lors de ses exposés
professoraux dans son Communication et Éthique (Cf. Pierre Louis, 2018, p. 11).
A cela, l’image presque mimétique que
l’auteur donne dans sa Radiographie d’une
dictature, à propos de Duvalier, n’est pas sans fondement. Il semblerait
qu’il fût habité d’un esprit qui transcende l’humain. Alors que, aussi,
m'a-t-il appris le professeur Gérard Pierre-Charles, durant ce règne, le niveau
de la dette nationale était encore peu criant (Pierre-Charles, 1973). En
revanche, force est de constater que le pays n’a jamais su devenir un espace
économique fertile sous les regards embués d’un impérialisme jamais repenti,
lesté qu’il était de son passé colonial. D’un point de vue macroéconomique, le
permeté-je, il est manifeste que ce régime n’eut jamais la moindre conviction
de vouloir écrire une page meilleure de notre histoire nationale. En témoignent,
entre autres, les actes de rétorsion dirigés par François Duvalier contre les
entreprises de Louis Déjoie à Thiotte. C’est peut-être dans ce sens qu’il faut
répondre à l’invitation du professeur Laënnec Hurbon pour « comprendre Haïti »
(Hurbon, 1987), à la lumière du comportement de ses hommes politiques face au
pouvoir.
Conclusion
« Les racines historiques de l’État duvaliérien » demeure un plaidoyer visant à réconcilier l’État avec
lui-même, dans ses articulations internes et ses projections externes, avec le
paysannat considéré alors comme force vive de l’économie nationale — du moins,
tel que le concevait à travers la tablature de notre discussion, l’auteur de Ti dife boule sou
listwa Ayiti (Trouillot, 1977). De fait, cette
entreprise progresse à pas de tortue.
Si tant est qu’un régime s’étalât sur
près de vingt-neuf (29) années dans l’histoire mémorielle d’un peuple impose
une interrogation de fond; ou du moins, quel en fut, au terme de cette longue
traversée de gouvernance, le
cryptogramme en matière de projet de société ? Le cas échéant, que reste-t-il
de tangible d'un point de vue à la fois économique, infrastructurel, ou
structurel ? À mon sens, les diverses causes évoquées par le professeur
Trouillot sont certes recevables, mais demeurent trop évasives. Il aurait
fallu, ad substratum, identifier les
ressorts les plus saillants de la doctrine duvaliérienne comme : primo, la volonté d’instituer une
conscience nationale haïtienne, et secundo,
l’obsession de s’agripper au pouvoir sans limite temporelle.
Il s'ensuit de souligner que ce régime
autoritaire, dans l’indifférence — voire l’interférence du populisme et
nationalisme — de puissances étrangères au prix du Jean-Claudisme, n’a fait qu'
instaurer un climat de crainte et de terreur, réduisant à néant le droit à
l’expression publique. Or, l’essentiel aurait été d’asseoir la justice, non pas
dans sa forme coercitive répressive, mais dans sa capacité à garantir la vie,
la dignité et la liberté de choix du citoyen et de la citoyenne
Il ne s’agissait pas d’imposer la peur
comme mode de gouvernance, mais bien d’instaurer le respect mutuel, la force de
lois, et de promouvoir une intégration équitable de tous par tous. Car tout
régime fondé sur la terreur, une fois effondré, ne peut engendrer qu’une
dislocation brutale des castes et plonger le pays dans un désordre abyssal — tohu-bohu obscurantiste — dont Haïti
peine à se relever depuis plus de trois décennies (instabilité politique
criante et la criminalité par la violence armée cristallisante des gangs).
C’est que seule la garantie effective
du droit à la liberté de choix, soutenue par la souveraineté populaire (non pas
dans le sens du populisme romantique, de la bullshitéité acerbe ou de
l'abstraction populiste ou du moins du folklorisme médiatique, mais d'un front
commun d'un État serviteur, comme celui des pays d'Afrique comme le les réformes de Traoré Burkina Faso) et le partage équitable du bien commun, peut fonder une
société juste. Une telle société ne saurait exister sans une justice forte,
impartiale et souveraine, avec un peuple œuvrant à la conscience citoyenne,
seule capable de donner tout son sens à ce noble idéal, celui de changer le cap
du marasme dans lequel s'engouffre le pays de Jacques Stephen Alexis.
joseph.elmanoendara@student.ueh.edu.ht,
+509
3232-8383
Formation
: Sciences Juridiques/FDSE, Communication sociale/Faculté des Sciences Humaines
(FASCH), Masterant en Fondements philosophiques et sociologiques de
l’Éducation/ Cesun Universidad, California, Mexico.
________________________________
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