Le Principe de la Continuité du Réel : une lecture critique du changement social dans la société haïtienne

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Alors que l’université devrait être l’un des moteurs fondamentaux de la réforme sociale, force est de constater que certains professeurs, docteurs et maîtres se limitent à la transmission mécanique de théories. Ils expliquent ce qui est dit dans les ouvrages, mais rarement ce qui est vécu dans la réalité. Leur discours s’appuie trop souvent sur cette formule bien connue : « M ap ban nou sa liv la di ; sa moun yo ap regle deyò a, se afè pa yo. Mwen menm, m vin ban nou sa ki bon an, sa liv la di. » Cette posture soulève une question fondamentale : comment peut-on espérer un véritable changement en ignorant, voire en stigmatisant, le réel ? Comment prétendre transformer la société si l’on refuse de confronter les théories aux faits, les concepts aux contextes ? Entre ce qui se vit au quotidien dans la société et ce qui est proclamé dans les ouvrages académiques, que faut-il réellement considérer comme valable ? Ce qui s’impose de fait, sans gêne, dans la réalité sociale, ou ce qui, bien que théoriquement pertinent, reste inaudible pour l’ensemble de la population ? Le Principe de la Continuité du Réel serait la voie d’une réforme véritablement haïtienne.

 


Résumé :


Cet article propose une lecture critique du changement social en Haïti à partir d’un concept original : le Principe de la Continuité du Réel. Inspiré du principe juridique de légalité, ce concept postule que les logiques sociales informelles continuent de produire des effets tant qu’elles ne sont pas remplacées par de nouvelles normes effectivement légitimées. En croisant les apports de Kelsen, Bourdieu et Foucault avec l’analyse de la société haïtienne contemporaine, le texte souligne l’écart structurel entre les normes proclamées et les pratiques effectives. Il s’agit ici de plaider pour une stratégie de réforme enracinée, lucide, construite à partir du réel et de ses résistances. Cette approche propose une alternative au volontarisme idéologique comme au cynisme résigné, en appelant à une transformation progressive fondée sur l’intelligence des structures existantes.

 


Introduction


Crises récurrentes et tentatives de réforme avortées marquent profondément la société haïtienne. Cette dernière semble évoluer dans un espace où les structures formelles et les réalités informelles coexistent sans véritable interaction. D’un côté, les lois, les discours académiques, les politiques officielles proclament des idéaux de justice, de mérite, de rationalité ; de l’autre, les pratiques dominantes — clientélisme, réseaux personnels, rapports informels de pouvoir — régissent le quotidien. Dans cette veine, le changement social ne relève pas uniquement de la volonté ou de la planification. Il se heurte à une véritable inertie du réel : systèmes d’habitudes, logiques implicites, rapports de force invisibles mais puissants. Le réformateur qui ignore ces dynamiques risque d’être rejeté ou neutralisé par la société elle-même. C’est à partir de cette constatation qu’émerge le Principe de la Continuité du Réel : tant qu’un nouvel ordre n’a pas été établi, accepté et légitimé socialement, l’ancien continue de produire ses effets. Toute tentative de rupture sans transition mûrie devient source de chaos ou d’échec.


Inspiré du principe juridique de la légalité — selon lequel une norme demeure applicable tant qu’elle n’est pas remplacée — ce principe propose un cadre d’analyse à la fois critique et stratégique du changement social en Haïti. Il conçoit la transformation non pas comme un saut idéologique, mais comme un travail à partir du réel, dans ses contradictions et ses résistances. Ce texte, dès lors, n’est pas un simple exercice de dénonciation ou de désespoir. Il vise à théoriser une expérience vécue : celle de vivre dans une société où les normes affichées et les pratiques effectives ne coïncident pas, où le discours ignore ce que tout le monde sait, et où le changement est souvent pensé en dehors du terrain qu’il prétend transformer.


Ce texte se propose d’explorer les implications pour la société haïtienne et de tracer des pistes en vue d’une stratégie de changement enracinée dans les logiques sociales existantes. Dans un premier temps, nous poserons le cadre théorique du sujet ; dans un deuxième, nous analyserons certaines réalités propres à la société haïtienne ; dans un troisième, nous aborderons le principe de la continuité du réel ; enfin, nous envisagerons des perspectives d’action. Il s’agit, en somme, de réfléchir à la manière d’agir sur la société à partir de ce qu’elle est, et non à partir de ce que l’on voudrait qu’elle soit.



 



I.                   Le cadre théorique : entre légalité, inertie sociale et changement


La première base conceptuelle du Principe de la Continuité du Réel se trouve dans le principe de légalité. Selon Hans Kelsen, figure majeure du positivisme juridique, une norme juridique reste valide et applicable tant qu’elle n’a pas été formellement abrogée ou remplacée par une nouvelle norme adoptée selon les procédures légales. La stabilité de l’ordre juridique repose ainsi sur la continuité des normes en vigueur (Kelsen, Théorie pure du droit, 1934). Ce principe implique qu’en droit, on ne peut se permettre un vide normatif : la loi, même imparfaite, continue de produire des effets jusqu’à ce qu’une autre prenne sa place. Cette idée, transposée au champ social, nous permet de poser une hypothèse forte : les pratiques sociales, même non formelles, continuent d’organiser la vie collective tant qu’aucune nouvelle logique n’a été instituée, légitimée et diffusée à grande échelle.


Dans cette perspective, les tentatives de changement social qui ne prennent pas en compte l’état réel du fonctionnement social — ses routines, ses logiques implicites, ses circuits informels — se heurtent à une résistance structurelle. Cette résistance n’est pas toujours organisée, mais elle est puissante, précisément parce qu’elle est enracinée dans l’habitude et l’expérience quotidienne.  Cette idée rejoint les analyses de Pierre Bourdieu sur les structures sociales invisibles et Michel Foucault à travers sa notion de microphysique  du pouvoir. Dans La Distinction (1979) ou Le Sens Pratique (1980), Bourdieu insiste sur le fait que les agents sociaux intériorisent les normes et les structures à travers l’habitus, de sorte que l’ordre social se perpétue souvent sans qu’il soit nécessairement réfléchi ou explicitement imposé. Michel Foucault, lui, à travers sa notion de microphysique du pouvoir (Surveiller et punir, 1975), nous montre que le pouvoir n’est pas seulement concentré au sommet de l’État, mais diffusé dans les pratiques quotidiennes, les normes disciplinaires, les institutions locales. Foucault précise : le pouvoir est partout ; parce qu’il ne vient de nulle part.


Le Principe de la Continuité du Réel s’inscrit donc dans cette filiation : il entend souligner que le pouvoir, les normes et les pratiques sociales continuent de fonctionner indépendamment des proclamations officielles ou des ambitions réformatrices. Tout changement durable doit partir de cette base.

 

II.                 Haïti : entre normes affichées et logiques invisibles


La société haïtienne offre un terrain d’analyse particulièrement révélateur de la tension entre ce que les institutions proclament et ce que la société pratique réellement. Si la Constitution, les lois, les règlements universitaires ou administratifs affichent un cadre normatif apparemment stable, le fonctionnement quotidien repose bien souvent sur des logiques parallèles, implicites, souterraineS.


Dans le champ politique, les élections sont officiellement encadrées par des normes constitutionnelles, mais dans la réalité, les réseaux clientélistes, les groupes armés, les logiques territoriales et économiques jouent un rôle déterminant dans les résultats. Le vote peut devenir une forme de transaction : une promesse, une aide ponctuelle, un geste symbolique.( Sauveur Pierre Étienne, Haïti : la drôle de guerre électorale (1987-2017).) Dans l’administration publique, les critères formels de compétence sont souvent contournés. L’accès à un poste dépend non pas de la formation ou du mérite, mais des relations, des loyautés politiques ou familiales, voire de stratégies d’allégeance circonstancielles.


Même dans l’université haïtienne, espace censé incarner la rationalité, la critique et l’objectivité, les écarts sont manifestes. On y enseigne la méritocratie et la transparence, mais beaucoup savent que certaines admissions, nominations, évaluations se font selon des critères implicites, parfois informels, voire discriminatoires. Un système dual existe : l’un officiel, pour le discours ; l’autre tacite, pour la pratique. Ce double système produit une culture du silence et de l’adaptation. Chacun apprend à naviguer entre deux langages : celui de la légalité proclamée, et celui de la réalité pratiquée. Cette disjonction crée un espace de duplicité généralisée, où les normes n’ont de force que si elles s’accordent avec les réseaux sociaux dominants.


Le Principe de la Continuité du Réel prend ici tout son sens : il nous rappelle que ces logiques informelles ne sont pas des accidents ou de simples déviations. Elles sont les véritables régulateurs sociaux, reconnus tacitement par la population. Toute tentative de réforme qui les ignore se heurte à une inertie profonde, car elle cherche à imposer un ordre sans avoir détruit ou dépassé l’ancien.




 




III.              Le Principe de la Continuité du Réel : concept et portée


Le Principe de la Continuité du Réel peut se définir comme suit : tant qu’un ordre social donné ( avec ses pratiques, ses mécanismes implicites, ses logiques de fonctionnement) n’a pas été remplacé par un autre ordre effectivement institué, reconnu et stabilisé, il continue d’imposer ses effets. Il ne suffit pas de décréter une nouvelle norme ou de promouvoir un modèle alternatif pour que le changement opère : encore faut-il que ce modèle soit incorporé dans les pratiques, accepté par les acteurs et légitimé par la société. Ce principe repose sur un postulat simple : le réel ne se nie pas, il se transforme. Et cette transformation ne peut se faire sans une stratégie de transition, de déplacement progressif, de substitution lente et patiente des structures dominantes.


Il ne s’agit pas ici d’un fatalisme. Au contraire, ce principe est un outil d’action stratégique. Il permet d’éviter les illusions du volontarisme politique, du messianisme intellectuel ou de l’idéalisme abstrait. Il pousse à reconnaître que toute action de réforme, pour être durable, doit partir d’un diagnostic lucide du terrain. Ce diagnostic doit tenir compte des points suivants :


  •       Les pratiques informelles ont une rationalité propre. Elles ne sont pas nécessairement le signe d’un dysfonctionnement, mais parfois d’un ajustement aux carences du système officiel.
  •        La légitimité sociale précède souvent la légalité formelle. Une norme non reconnue par la population ne s’applique pas, même si elle est juridiquement valide.
  •        La résistance au changement est souvent passive, mais structurante. Ce sont les habitudes, les intérêts, les peurs et les inerties qui empêchent le basculement.

Ainsi, le Principe de la Continuité du Réel engage à penser la réforme depuis l’intérieur du système à transformer. Il ne suffit pas d’avoir raison dans les principes. Il faut aussi être audible dans le contexte. C’est-à-dire travailler avec ce qui est là, utiliser les leviers existants, comprendre les codes, parler les langues multiples de la société. C’est un principe de réalisme critique : ni soumission au statu quo, ni fuite dans l’utopie. Il assume l’épaisseur du réel pour y creuser des lignes de transformation possibles, crédibles, enracinées.

 


IV.              Vers une stratégie du changement enraciné


Reconnaître la continuité du réel ne signifie pas s’y résigner. Cela impose au contraire une stratégie plus subtile, plus méthodique, et surtout plus lucide. Si l’on accepte que les structures informelles façonnent profondément la vie sociale haïtienne, alors tout projet de réforme doit commencer par les comprendre, puis par les détourner, les désarmer, ou les réorienter. Le changement durable ne réside pas dans la négation du présent, mais dans sa transformation progressive. Il s’agit de travailler dans les interstices du système, d’identifier les leviers possibles, les zones de friction, les acteurs ambivalents qui peuvent être mobilisés. Cette approche suppose :

·       Une stratégie d’infiltration plutôt que de confrontation. Entrer dans les logiques existantes pour mieux les reconfigurer de l’intérieur.

·       Une temporalité longue. Le changement social ne peut être immédiat. Il nécessite des phases d’expérimentation, d’ajustement, de légitimation sociale.

·       Une alliance entre théorie critique et pratiques concrètes. Les idées doivent dialoguer avec le terrain, être éprouvées, reformulées, appropriées par ceux qui vivent les contradictions du système.


Cela implique aussi de revoir les modalités de l’engagement intellectuel. Le rôle du chercheur, de l’universitaire ou du militant n’est pas seulement de dénoncer ou de proposer, mais de travailler à la construction d’un autre ordre social, en prenant appui sur les matériaux disponibles. Dans notre contexte, cela pourrait signifier : former les citoyens non pas seulement aux droits idéaux, mais à l’intelligence des structures existantes ; créer des espaces hybrides de dialogue entre savoir académique et savoir populaire ; mettre en œuvre des actions modestes mais ciblées, qui permettent d’expérimenter un nouveau fonctionnement à l’intérieur du vieux système. Le Principe de la Continuité du Réel n’est pas une théorie du renoncement. C’est une éthique de la transformation enracinée : agir depuis ce qui est, pour aller vers ce qui doit être. Avec patience, rigueur, et lucidité politique.

 


Conclusion :


Plein de principes — bons ou mauvais, désuets ou actualisés — la crise haïtienne dépasse largement les cadres juridiques, les idéaux proclamés et les codes institutionnels. Elle touche au fondement même de la société, à ses spécificités, à ses complexités historiques et sociales. L’État, loin d’être un acteur isolé ou extérieur à cette situation, en est l’un des maillons structurants, et pourtant, lui aussi néglige de nombreux principes fondamentaux inscrits dans la loi mère du pays. Il doit désormais considérer avec sérieux cet état de fait.


L’histoire d’Haïti est jalonnée d’idéaux proclamés, de constitutions rédigées, de réformes annoncées — et pourtant, le quotidien des citoyens est encore largement gouverné par des logiques informelles, des pratiques héritées et des structures profondément résistantes au changement. Face à cette réalité, le Principe de la Continuité du Réel propose une voie médiane : ni cynisme paralysant, ni utopie déconnectée, mais une stratégie du possible. Penser la transformation sociale à partir de ce qui existe, sans nier les contradictions, c’est refuser les discours hors sol. C’est choisir de bâtir dans la boue, plutôt que de dessiner des cathédrales dans le ciel. Et peut-être est-ce là que réside l’avenir de toute réforme véritablement haïtienne : dans l’humilité d’un réalisme critique, enraciné et agissant.

 

 

 

Références bibliographiques :

Ø  Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Éditions de Minuit, 1979.

Ø  Bourdieu, Pierre. Le Sens pratique. Paris : Éditions de Minuit, 1980.

Ø  Foucault, Michel. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris : Gallimard, 1975.

Ø  Kelsen, Hans. Théorie pure du droit. Trad. Charles Eisenmann. Paris : Dalloz, 1962

Ø  Pierre-Étienne, Sauveur. Haïti : la drôle de guerre électorale (1987-2017). Port-au-Prince : C3 Éditions, 2017.




Par DÉRA Paolo Dieufern 

✓ Étudiant de l'UEH

✓ +509 39161210 

✓ Paorar04@gmail.com

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